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Logement ignoré, territoires en danger (Marie Defay, ENSA, et Jean-Claude Driant, EUP)

News Tank Cities - Paris - Tribune n°335300 - Publié le 26/08/2024 à 14:00
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Jean-Claude Driant et Marie Defay - ©  D.R.

Les Entretiens d’Inxauseta en août 2023 ont engagé une réflexion sur l’impérieuse nécessité de conjuguer transition écologique et logement pour tous. Les débats ont montré la détermination des acteurs du logement à s’engager dans cette voie par des actions volontaires et des évolutions en profondeur de leur mode de faire. Mais pour réussir l’équation, la nécessité d’un engagement fort de l’État et des pouvoirs publics a été soulignée, écrivent Marie Defay Enseignante @ ENSA de Paris-Belleville
, enseignante à l’ENSA École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville, et Jean-Claude Driant Professeur @ École d’urbanisme de Paris
, professeur à l’École d’urbanisme de Paris, dans une tribune adressée à News Tank le 23/08/2024 à quelques jours des Entretiens d’Inxauseta à Bunus (Pyrénées Atlantiques) le 30/08/2024.

Or, force est de constater qu’à l’échelle nationale la question du logement n’a pas été portée à la hauteur des enjeux de société qu’elle implique. Le Conseil national de la refondation qui a porté l’espoir des acteurs du logement en 2023 n’a reçu aucune considération : à peine présentées, ses propositions ont été ignorées. En sept ans, cinq ministres délégués se sont succédé dont trois sur les deux dernières années. L’approche est restée principalement financière, couplée à quelques mesures techniques à la portée souvent limitée. Ces choix gouvernementaux n’ont pas davantage suscité le débat et les propositions politiques des oppositions, malgré la mobilisation active de certains parlementaires.

Voici la tribune de Marie Defay et de Jean-Claude Driant.


Logement ignoré, territoires en danger

Les Entretiens d’Inxauseta de 2023 ont engagé une réflexion sur l’impérieuse nécessité de conjuguer transition écologique et logement pour tous. Les débats ont montré la détermination des acteurs du logement à s’engager dans cette voie par des actions volontaires et des évolutions en profondeur de leur mode de faire. Mais pour réussir l’équation, la nécessité d’un engagement fort de l’État et des pouvoirs publics a été soulignée.

Or force est de constater qu’à l’échelle nationale la question du logement n’a pas été portée à la hauteur des enjeux de société qu’elle implique. Le Conseil national de la refondation, qui a porté l’espoir des acteurs du logement en 2023, n’a reçu aucune considération : à peine présentées, ses propositions ont été ignorées. En sept ans, cinq ministres délégués se sont succédé, dont trois sur les seules deux dernières années. L’approche est restée principalement financière, couplée à quelques mesures techniques à la portée souvent limitée. Ces choix gouvernementaux n’ont pas davantage suscité le débat et les propositions politiques des oppositions, malgré la mobilisation active de certains parlementaires.

À l’échelle des territoires, en revanche, la mobilisation est de plus en plus forte et les initiatives émanant aussi bien des élus locaux que de la société civile (entreprises, associations, habitants) fourmillent, et ce depuis de longues années dans les territoires les plus précurseurs.

Rejet de plus en plus fort de l’acte de construire

Mais cette mobilisation locale se heurte à deux difficultés structurelles. La première est le besoin persistant de mieux décentraliser certains dispositifs, alors que les besoins, et donc les stratégies locales, diffèrent très fortement d’un territoire à l’autre. La seconde est le morcèlement communal qui laisse certains petits EPCI Établissement public de coopération intercommunale - structure administrative française regroupant plusieurs communes afin d’exercer certaines compétences en commun avec des ingénieries insuffisantes au regard de la complexité de cette politique, et sous la menace des égoïsmes territoriaux. Par idéologie, ou sous la pression de leurs administrés, certains élus rejettent la construction de logements sociaux, malgré les quotas imposés par la loi SRU Loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains, du 13/12/2000, dont l’article 55 impose un quota de 25 % de logements sociaux en 2025, dans chaque commune de 3 500 habitants . Plus largement, la crainte de l’adage « maire bâtisseur, maire battu » et le rejet de plus en plus fort de l’acte de construire par la population conduisent certains élus à proscrire tout nouveau projet immobilier.

Situations potentiellement dramatiques pour les ménages les plus modestes »

Il y a pourtant urgence, dans de nombreux territoires, à mettre en œuvre une stratégie ambitieuse. Ils sont en effet confrontés à une forte pénurie de logements abordables, adaptés aux besoins de leur population. Cette situation connue depuis le début des années 2000 des territoires appelés « en tension » (cœur parisien et dans une moindre mesure métropolitains, stations touristiques notamment) s’est largement étendue depuis une dizaine d’années. Des territoires jusque là épargnés par la crise du logement ont vu les prix de la production neuve s’envoler et les transactions dans l’ancien progresser pour atteindre des prix excluant la majorité des ménages de l’accession. La chute de l’offre locative et l’envolée des loyers, déjà constatées elles aussi depuis le début des années 2000 mais accélérées depuis la hausse des taux d’intérêt, conduisent à des situations potentiellement dramatiques pour les ménages les plus modestes.

Triple menace sociale, économique et démocratique

L’impact du logement sur la pauvreté et plus généralement sur la précarité s’est donc très largement amplifié, touchant particulièrement les plus jeunes. Le développement local, faute d’une offre de qualité abordable est menacé dans de nombreux territoires : des activités ferment ou dysfonctionnent faute de pouvoir loger leurs personnels. Enfin la crise s’est aggravée au point que le logement est devenu l’un des moteurs du vote d’extrême droite dans certains territoires. Il devient donc l’un des facteurs de la crise démocratique en cours [1].

Les territoires se retrouvent ainsi confrontés à une triple menace sociale, économique et démocratique, faute d’une politique de logement adaptée. Comment accompagner le développement local d’une offre de logements adaptés ? Comment répondre à la variété des besoins des différents publics au niveau local ? Comment mieux articuler les rôles entre national et local pour répondre efficacement à ces enjeux ?

  • Le logement, un enjeu sous-estimé du développement local

Les entreprises sont durement touchées par la pénurie de logements abordables dans leurs bassins d’emplois : une entreprise sur cinq a du mal à recruter faute de logements adaptés à son personnel. Les systèmes de formation sont également sous pression du fait de la pénurie et des prix des logements étudiants.

De nombreuses catégories de salariés peinent à se loger et donc à se maintenir dans leur emploi : les jeunes aux dossiers souvent plus fragiles (87 % des embauches se font en CDD Contrat à durée déterminée , le nombre de contrats courts a explosé [2]), les salariés ayant besoin de mobilité, les saisonniers, particulièrement ceux exerçant dans les zones touristiques où les loyers s’envolent en haute saison, les petits ménages et notamment les familles monoparentales (à 80 % constitués par des femmes) qui doivent faire face à la dépense avec un salaire unique. Les agents du service public sont aussi fortement concernés, du fait de revenus souvent modestes et de l’absence d’un dispositif de type Action Logement • Missions : faciliter l’accès au logement pour favoriser l’emploi • Création : 1953 (Participation des Employeurs à l’Effort de Construction dit 1 % logement) • Organisation : - Action Logement… pour le secteur public. Seuls certains agents de la fonction publique d’État bénéficient, au travers du droit de réservation de 5 % du parc de logements sociaux, d’un accès facilité au logement abordable [3].

L’enjeu des étudiants et des apprentis pour les territoires »

Le logement des étudiants et des apprentis représente également un enjeu majeur du développement local, et bien sûr, d’avenir des territoires. En France il n’existe que 175 000 logements étudiants Crous Centre régional des œuvres universitaires scolaires [4], un chiffre à mettre en regard de près de 3 millions d’étudiants, soit une capacité à loger moins de 6 % de la population totale, alors que plus de 36 % de ceux-ci sont boursiers [5]. Le coût moyen d’un logement étudiant s’élèverait à 550 € à l’échelle nationale et dépasserait désormais les 900 € dans la capitale [6]. Un sondage [7] récent estime que 12 % des moins de 35 ans ont complètement renoncé à suivre une formation faute de pouvoir financer un logement et que 17 % des 18-24 ans auraient abandonné leurs études pour cette même raison. Ces chiffres déjà massifs ne prennent pas en compte ceux qui renoncent à décohabiter et restent chez leurs parents, renoncent à la filière de leur choix, ou se dirigent vers des établissements plus proches mais moins cotés.

Le modèle de développement des territoires ne fait pas toujours le lien entre choix sectoriels et adaptation du parc aux futurs travailleurs. Certains territoires sont pourtant confrontés à des choix de développement ayant un impact majeur sur leur parc de logement en créant des concurrences entre parc occupé par les salariés du territoire et résidences secondaires ou locations touristiques. Le choix du tourisme comme levier de développement local a entraîné certains territoires dans de telles situations de blocage que l’interdiction des meublés touristiques est mise en place (récemment, Barcelone a annoncé sa volonté d’y parvenir sous 5 ans avec pour objectif de remettre les plus de 10 000 logements actuellement affectés à cette activité en location ou vente). Plus largement la notion d’attractivité territoriale, préoccupation constante des élus pendant plusieurs décennies, est largement contestée pour ses conséquences négatives et notamment pour son impact sur les prix de l’immobilier. L’arrivée de nouveaux ménages actifs ou en résidence secondaire est ainsi mal vécue dans les territoires en forte croissance.

Au-delà, les prix inabordables de l’immobilier parfois couplés à une offre encore faible de logements sociaux, entraînent des difficultés de développement des entreprises, particulièrement celles faisant appel à une main d’œuvre à salaires bas, voire modestes : difficultés de recrutement mais également d’ores et déjà fermetures, notamment dans le secteur de la restauration faute de personnel. Le SMIC net s’élève en effet à 1390 €, le seuil des revenus les plus modestes (30 % de la population) étant de 1530 € [8] alors qu’un loyer moyen en Ile de France est de 1014 € au début 2023 [9] pour une surface de 53 m2. Pour l’ensemble de l’agglomération Pays Basque, le loyer moyen est de 703 € pour 67 m2, un chiffre similaire à celui de grandes métropoles mais avec des prix bien plus élevés sur le littoral et pour les petites surfaces.

Anticipation indispensable mais des politiques encore très peu intégrées »

Les territoires souhaitant plus largement accueillir de nouvelles activités et soutenir le développement de leurs entreprises, et notamment les collectivités ayant engagé la réindustrialisation sont également confrontés au défi de fournir une offre de logement adaptée, y compris en termes de qualité (dans toute la composition d’une offre d’habitat, y compris les services urbains), à l’accueil des futurs salariés. Cette anticipation indispensable se heurte à des politiques encore très peu intégrées, qu’il s’agisse de l’échelle nationale ou locale. Face à cette situation certains employeurs innovent et s’engagent dans la production de logements à destination de leurs salariés. Comment anticiper les besoins au regard de l’ambition de développement des territoires et aborder le couple emploi-logement en matière de politiques publiques territoriales ? Le développement de certains secteurs économiques doit-il être limité pour préserver l’équilibre des territoires ? Comment mieux associer les entreprises et l’ensemble des acteurs économiques à la production d’une offre de logements adaptée ? Faut-il créer de nouveaux modèles économiques de production dans ce contexte ?

  • Diversité des situations locales et enjeux du logement abordable

Face à ces enjeux et à leur multiplication au cours des 25 dernières années, le problème se décline dans les territoires de façons de plus en plus diverses, posant la question du logement abordable pour tous dans des termes eux-mêmes différents selon les contextes. Depuis le début des années 2000 et jusqu’à la crise immobilière entamée en 2022, les marchés du logement ont été caractérisés par une hausse historiquement inédite des prix qui s’est déroulée en deux temps bien distincts.

Le premier, jusqu’à la crise financière de 2008, a consisté en un doublement des prix généralisé sur l’ensemble du territoire. De Saint-Étienne à Paris, en passant par Lyon, Bordeaux, Biarritz et Tulle, la hausse a été rendue possible par la solvabilisation de la demande sous l’effet de l’amélioration des conditions du crédit. Les conséquences en sont doubles :

  • un enrichissement généralisé des ménages propriétaires, assorti de recettes fiscales croissantes pour l’État et les collectivités locales ;
  • un accroissement considérable des écarts territoriaux en matière de capacité d’accès à la propriété. Si passer de 500 à 1 000 € du m² dans des villes à marchés détendus a eu un impact modéré sur les projets des ménages, dès lors que l’on passe de 1 500 à 3 000 € dans de nombreuses villes, voire à Paris, de 4 000 à 8 000 €, beaucoup de locataires ont été progressivement évincés du marché, bloqués dans leur parcours ou contraints à des arbitrages douloureux en confort ou en localisation.

Le second temps de cette histoire récente, après la crise dont le choc avait été amorti par de puissantes mesures contracycliques, s’est déroulé de 2010 à 2022, marqué par les trajectoires divergentes de territoires à tension croissante (des métropoles attractives, des secteurs touristiques littoraux ou montagnards, le cœur de l’Île-de-France) où les prix ont rapidement repris leur hausse, et de villes de toutes tailles dont les centres se vident et se dégradent, où l’étalement se poursuit, voire accélère, sous l’effet de choix résidentiels de ménages à la recherche du confort et du cadre de vie que leur offre la maison individuelle, pour un prix accessible.

Accroissement inédit du nombre de résidences secondaires »

Dans ce cadre général, les mécanismes des marchés du logement se sont traduits par une dynamique inégalitaire entre des propriétaires enrichis et des locataires modestes de plus en plus souvent bloqués dans leurs parcours résidentiels. Pour les premiers, cette évolution a favorisé la forte croissance de la multipropriété [10], matérialisée par un accroissement inédit du nombre de résidences secondaires et surtout de l’offre de locations meublées touristiques, dans une logique principalement spéculative. Pour les seconds, notamment les jeunes, ce processus a contribué à une rétractation continue de l’offre abordable.

Du point de vue des politiques publiques, la diversité des contextes territoriaux signifie des enjeux d’intervention différents et aucun ne renvoie à des solutions simples. Là où les tensions sont fortes, la magie du « choc de l’offre » a fait long feu. L’expérience de métropoles telles que Lyon, Bordeaux ou Nantes où on a beaucoup construit entre 2000 et 2020 se caractérise plutôt par une flambée des prix que par une régulation à la baisse. Construire beaucoup ne suffit pas, la vraie question est de savoir quels logements on construit, pour qui, et à quel prix.

Ailleurs, la lutte contre la vacance, contre le logement indigne et l’injonction au couple densification/rénovation, se heurtent à des modèles économiques d’intervention plus qu’incertains. L’expérience accumulée ces dernières années dans les opérations de reconquête des centres de bourgs ruraux et de villes petites et moyennes montre l’ampleur des difficultés rencontrées et des moyens nécessaires. La massification et la diffusion des pratiques, la formation des bâtisseurs, la normalisation des procédés et la simplification des filières de production pourront sans doute atténuer les surcoûts actuellement générés par ces pratiques, mais ces régulations naturelles prendront du temps et ne suffiront pas. Elles devront être promues, accompagnées et financées par des politiques volontaristes. Pour les bailleurs sociaux, aménageurs et promoteurs qui s’engageront dans l’intervention sur l’existant, l’action foncière publique sera déterminante. Elle reste bien trop timide, au nom du respect d’un droit de propriété de plus en plus contradictoire avec les enjeux de l’intérêt général. Dans tous les cas l’enjeu est bien celui de la production, partout et par tous les moyens, d’une offre attractive, abordable et de qualité.

Apparition du terme « logement abordable » porteuse d’ambiguïtés »

L’apparition récente dans le vocabulaire français du terme de « logement abordable » est porteuse d’ambiguïtés quand elle semble se substituer au cadre classique du logement locatif social. Les récentes velléités d’introduire une part de logements intermédiaires dans la définition des objectifs à atteindre pour l’application de la loi SRU en fournissent une illustration dommageable. Comprise dans un sens plus large, en termes de complémentarité et de diversité des produits, la notion devient, au contraire, féconde.

Elle permet de réfléchir localement aux cibles essentielles d’une politique de l’habitat en identifiant en amont la nécessité de fournir cette offre abordable à celles et ceux qui, dans un territoire donné, peinent à se loger conformément à leurs besoins et à leurs aspirations : jeunes en formation, salariés en mobilité, travailleurs saisonniers du tourisme ou de l’agriculture, familles avec enfants, personnes vieillissantes… Le logement locatif social apporte certaines des réponses à ces besoins, mais elles restent souvent insuffisantes ou trop lourdes à mobiliser, d’où l’importance de proposer toute une gamme d’offres complémentaires.

Du point de vue des outils, le développement d’une offre abordable se décline aussi bien en matière d’aménagement, de densification, de rénovation qu’en termes de réglementation des usages et des modalités de mise sur le marché. Selon les contextes et les problématiques, cela signifie mettre en place les moyens humains, techniques et financiers pour permettre, par exemple, la restructuration de centres-bourgs, la surélévation d’immeubles urbains, l’encadrement des loyers et/ou de la location meublée touristique en favorisant, à la sortie, une offre locative, meublée ou non, ou en accession à la propriété, et dont les loyers ou les prix seront accessibles à la majorité des ménages.

Le lecteur averti objectera, sans doute, que ces ciblages et ces outils constituent de longue date l’essentiel des réflexions qui président à l’élaboration des programmes locaux de l’habitat (PLH Programme local de l’habitat - document stratégique de programmation qui inclut l’ensemble de la politique locale de l’habitat (parc public et privé, constructions nouvelles…) ). Certes, rien de bien original dans ces grands principes, mais la double accentuation des problèmes et des disparités territoriales, assortie des exigences de la transition écologique rendent nécessaire une accentuation des marges de manœuvre des autorités locales.

Quelles transformations des façons de produire de l’offre de logement ces évolutions peuvent-elles produire ? Quels opérateurs seront susceptibles de les porter ? Et surtout, comment faire évoluer les modèles économiques de ces modes de production pour favoriser leur diffusion et leur diversité ?

  • Refonder les rapports des politiques du logement aux territoires ?

Dans un contexte historiquement marqué par une très forte prégnance des réglementations et des financements étatiques [11], et par l’affirmation constante de principes républicains appliqués à l’ensemble du territoire, l’évolution du partage des tâches entre national et local exigera d’importantes réformes.

La façon dont l’État considère le local constitue un premier registre d’interrogations. Quand aujourd’hui l’essentiel de ce que recouvre le terme de « territorialisation des politiques du logement » se résume à des zonages frustes déclinant une vision binaire entre marchés tendus et détendus, la marge de progrès est importante. Cette situation résulte d’une évolution inscrite dans le premier quart du siècle, caractérisée par l’affaiblissement continu de l’expertise et de la capacité d’accompagnement des services déconcentrés de l’État au profit de règles et de dispositifs nationaux appliqués mécaniquement. Elle illustre aussi l’ambiguïté des exécutifs successifs prônant d’une seule voix de nouveaux actes de décentralisation, tout en manifestant avec constance des formes de défiance à l’égard des collectivités territoriales.

Il est vrai que le sujet n’est pas simple, au point que le logement avait été partiellement négligé lors des lois Defferre de 1982 et 1983. La généralisation de l’intercommunalité à partir de 2000 a apporté des éléments de réponse en contournant les égoïsmes potentiels de l’échelle communale. Reste que les capacités d’action diffèrent considérablement entre des Métropoles dotées en moyens humains et financiers considérables et des communautés de communes rurales souvent démunies en matière d’ingénierie et d’opérateurs. La clé se trouve, sans doute, dans la différenciation et la confiance, sans renoncer à quelques principes fondamentaux.

Paysage national contrasté en matière de volontés politiques et moyens »

Les principes sont clairs et inscrits dans le marbre de la Constitution et des lois successives : l’État reste garant de la cohésion du territoire, de l’égalité de traitement des personnes et des ménages, du principe de mixité sociale, du droit au logement et de la mise en œuvre de la transition écologique. Dans un rapport récent émanant du Conseil national de l’habitat • Missions : instance de consultation placée auprès du ministre chargé de la construction et de l’habitation. Le CNH est consulté sur toutes mesures relatives au barème, au financement et au… [12], il est fait état d’un consensus sur le fait que ces principes passent par le maintien d’éléments centraux de réglementation nationale (sur les principes associés au logement social, les plafonds de ressources, les aides à la personne et le droit au logement opposable) ; la constance des obligations qui s’imposent aux collectivités pour respecter ces principes (art. 55 de la loi SRU Loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains, du 13/12/2000, dont l’article 55 impose un quota de 25 % de logements sociaux en 2025, dans chaque commune de 3 500 habitants , ZAN Zéro artificialisation nette - Objectif de réduction de la consommation d’espace à zéro unité nette de surface consommée en 2050, fixé par le plan Biodiversité du Gouvernement en juillet 2018 , mise en œuvre de la stratégie nationale bas carbone…) et l’affirmation d’enjeux nationaux de production de logements, tant en termes quantitatifs que qualitatifs (cadrage national des objectifs de production de logements sociaux et abordables).

Partant de là, la question de la confiance entre les parties suppose, de la part des collectivités, une capacité à s’approprier ces principes en travaillant à leur mise en œuvre et, de la part des services déconcentrés de l’État, une latitude pour introduire un minimum de souplesse dans l’application des règles. C’est l’idée d’une contractualisation fondée sur une véritable intelligence des territoires, dans une logique de coopération. Elle suppose d’être dotés, des deux côtés, d’outils partagés de connaissance et d’ingénieries ouvertes à l’échange des expertises.

Quant à la différenciation, elle est déjà à l’œuvre, notamment depuis 2005 avec la mise en œuvre et la diffusion de la délégation des aides à la pierre. Plus largement, elle dessine un paysage national contrasté en matière de volontés politiques et de moyens qui se sont construits au long d’un processus décentralisateur désormais quarantenaire ayant progressivement donné au niveau intercommunal un rôle de chef de file. Une nouvelle étape donnant aux pouvoirs locaux une meilleure capacité d’innovation adaptée aux réalités de leurs territoires semble aujourd’hui nécessaire.

Actions de régulation des marchés fonciers et immobiliers »

L’introduction par la loi 3DS Loi du 21/02/2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale en 2022[13] du statut d’autorité organisatrice de l’habitat (AOH Autorité organisatrice de l’habitat - compétence reconnue aux intercommunalités signataires d’un PLH, d’un PLUI, d’une convention intercommunale d’attribution et de délégation d’aide à la pierre… ) constitue sans doute l’amorce de cette évolution. Dénué à ce jour de contenu véritable, sans compétence nouvelle, ce statut octroyé aux intercommunalités qui en font la demande pourrait servir de support à l’acquisition de nouvelles responsabilités locales, notamment en matière de régulation des marchés fonciers et immobiliers, mais aussi d’expérimentation de pratiques innovantes. Beaucoup de collectivités en expriment la volonté : des intercommunalités faisant état d’une volonté et d’une expérience du domaine, mais aussi des Départements souhaitant jouer un rôle d’accompagnement des territoires moins dotés, notamment dans la ruralité.

Bien entendu, comme toujours lorsque s’ouvre un débat sur la décentralisation, la question des moyens humains et financiers d’exercer des compétences nouvelles est posée. C’est le point le plus sensible de la réflexion, mais c’est aussi une condition pour toute évolution en la matière. Les réponses potentielles sont multiples et loin d’être tranchées entre transferts de moyens actuellement entre les mains de l’État, ce qui suppose d’importantes adaptations techniques des mécanismes d’aides, renouveau nécessaire de la fiscalité locale [14] et rééquilibrage des ressources de l’État entre services centraux et déconcentrés.

Fragilité du pouvoir d’achat des classes moyennes

Le contexte politique actuel, avec une Assemblée nationale sans majorité et, à l’heure ou nous écrivons ces lignes, un Gouvernement démissionnaire et beaucoup d’incertitudes sur la prochaine nomination d’un Premier ministre, rend à ce stade difficile l’analyse de ce que sera la politique de l’État, a minima dans l’année à venir. La soudaineté de la dissolution explique, pour partie, que les programmes de certains partis politiques soient en matière de logement pour le moins sommaires et apparaissent bien décalés en termes d’impacts possibles face à l’urgence de la situation. Il se dégage de leur lecture [15] quelques éléments qui nous semblent susceptibles d’être soumis à débat.

Certains programmes constituent des menaces directes envers les dispositions visant à rendre l’ensemble des politiques logements compatibles avec les enjeux climatiques et environnementaux : remise en cause du ZAN Zéro artificialisation nette - Objectif de réduction de la consommation d’espace à zéro unité nette de surface consommée en 2050, fixé par le plan Biodiversité du Gouvernement en juillet 2018 , du DPE Diagnostic de performance énergétique - évaluation pour un logement ou d’un bâtiment, en évaluant sa consommation d’énergie et son impact en terme d’émissions de gaz à effet de serre , de l’interdiction de la location des passoires thermiques sans aucune proposition alternative, alors que, comme cela était ressorti des débats des Entretiens d’Inxauseta en 2023, ces enjeux pourraient être le levier d’une réflexion en profondeur sur les nouvelles bases d’une politique du logement.

On observe également l’absence de réflexion sur des publics cibles au-delà de la question des plus bas revenus : peu ou pas du tout de mesures pour le logement des étudiants et, plus généralement, pour le logement des jeunes (pas plus que sur le logement des seniors ou encore des ménages composé d’une personne seule qui représentent pourtant 35 % des ménages français), pas de réflexion sur la question de l’abordable, réduite au logement social, alors que la fragilité du pouvoir d’achat des classes moyennes est devenue un fait structurel.

Absence de réflexion sur des publics cibles »

Plus surprenant compte tenu des débats de ces dernières années, les programmes énoncés ne comportent pas de prise de position sur les problématiques spécifiques que constituent les meublés touristiques et les résidences secondaires, pourtant devenus un problème central dans de nombreux territoires où ces parcs ont cru de façon exponentielle. Aucun programme ne semble s’intéresser aux modèles économiques de la production, et notamment à la structuration des filières locales, aux partenariats que cela implique et aux adaptations locales qui seront nécessaires. Cela passe aussi par une sous-estimation persistante de la question foncière, avec une seule mention de proposition d’encadrement des prix (dans le programme du NFP Nouveau Front Populaire : alliance des partis de gauche (PS, EELV, PCF, LFI) dans le cadre de l’élection législative anticipée des 30/06 et 07/07/2024 ).

Finalement, on ne trouve aucune proposition en matière de décentralisation et notamment de contenu pour les AOH Autorité organisatrice de l’habitat - compétence reconnue aux intercommunalités signataires d’un PLH, d’un PLUI, d’une convention intercommunale d’attribution et de délégation d’aide à la pierre… , ni en matière d’organisation qu’il s’agisse des rôles des différentes ingénieries publiques, de désectorialisation ou de contractualisation. Avec des initiatives performantes au niveau local, l’État dispose de nombreux éléments pour engager une politique renouvelée. Souhaitons que les évolutions politiques de l’été 2024 ne conduisent pas à refermer durablement ce dossier essentiel pour une cohésion sociale et territoriale aujourd’hui bien fragile.

[1] https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/06/20/legislatives-2024-a-quiberon-la-crise-du-logement-nourrit-un-vote-de-colere_6241792_3224.html

[2] Dares Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques , 2021

[3] Une Délégation Interministérielle au Logement des Agents Publics (DILOAP) a été créée en décembre 2023, en réponse à un rapport parlementaire jugeant la situation du logement des fonctionnaires « insoutenable ». Son plan d’action est en cours de définition.

[4] 240 000 logements sociaux étudiants au total en ajoutant les résidences agréées gérées par des associations ou des bailleurs sociaux en 2023 (ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche, ESR Enseignement supérieur et de recherche )

[5] Proportion de boursiers au sein des formations ouvrant droit, 2023 (ministère ESR Enseignement supérieur et de recherche )

[6] LocServices, 2024

[7] OpinionWay pour Wellow, 2023

[8] Pour une personne seule, Observatoire des inégalités L’Observatoire des inégalités est une association loi de 1901 reconnue d’intérêt général Création : 2003 Missions : rassembler des données et des éléments d’analyse sur les inégalités en France…

[9] Hors charges, OLAP Observatoire des loyers de l’agglomération Parisienne .

[10] André M., Arnold C. et Meslin O., « 24 % des ménages détiennent 68 % des logements possédés par des particuliers » dans France Portait social édition 2021, Insee Référence, novembre 2021

[11] Si l’on en croit le compte du logement, en 2022, 77 % des aides au logement étaient financées par l’État, auxquels s’ajoutent 12 % par les employeurs via des mécanismes nationaux (Action logement, cotisations au fonds national des aides au logement, quotas carbone…)

[12] CNH Conseil national de l’habitat , Territorialisation et décentralisation des politiques du logement. Rapport du groupe de travail, mai 2024

[13] Loi du 21/02/2022, relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale.

[14] Le rapport d’Éric Woerth de mai 2024 apporte quelques éléments à ce sujet, bien au-delà du sujet spécifique du logement.

[15] Synthèse réalisée par l’USH Union sociale pour l’habitat - organisation représentative du secteur HLM : 720 organismes à travers 5 fédérations (élections législatives 2024 : les mesures logement dans les programmes)

La rubrique est dirigée par Jean-Luc Berho (berhoji@laposte.net), créateur des Entretiens d’Inxauseta, événement annuel dédié aux politiques du logement et de l’habitat. La prochaine édition est prévue le 30/08/2024 à Bunus (Pyrénées-Atlantiques) sur le thème du logement. Jean-Luc Berho est président de Soliha Pays Basque, président du conseil de surveillance de la Coopérative de l’immobilier à Toulouse, administrateur de l’association Aurore, administrateur d’Espacité et membre du Conseil national de l’habitat (CNH). La rubrique a vocation à mettre en exergue des avis experts sur l’accès au logement, le parcours résidentiel, la politique de la ville, l’urbanisme et l’aménagement des territoires, en France et à l’international.

Marie Defay


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Parcours

Agence de Développement et d’Urbanisme de Lille Métropole (ADU MEL)
Directrice générale déléguée

Fiche n° 40139, créée le 04/08/2020 à 09:21 - MàJ le 30/08/2024 à 11:30


© News Tank Cities - 2024 - Code de la propriété intellectuelle : « La contrefaçon (...) est punie de trois ans d'emprisonnement et de 300 000 euros d'amende. Est (...) un délit de contrefaçon toute reproduction, représentation ou diffusion, par quelque moyen que ce soit, d'une oeuvre de l'esprit en violation des droits de l'auteur. »

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